Sur la responsabilité des intervenant dans le marché de l’art (arrêt de la CA de Paris du 23 janvier 2024)
Un arrêt récent de la Cour d’appel de PARIS du 23 janvier 2024[1] illustre de façon intéressante les régimes de responsabilités et leurs conditions d’applications dans le domaine du marché de l’art. Cet arrêt traite également la question de la prescription.
Dans cet arrêt, la Cour d’appel va étudier la responsabilité personnelle (délictuelle) du directeur d’une galerie d’art et de l’expert qui avait rédigé un certificat d’authenticité dans le cadre de la vente d’un bronze attribuée à Auguste Rodin (un exemplaire du penseur) qui se révèle être un faux. La responsabilité du marchand professionnel sera étudiée dans un premier développement (I) puis nous nous pencherons sur celle de l’expert dans un second (II).
I – La responsabilité du marchand professionnel du marché de l’art
Avant d’engager une action en responsabilité, il faut bien vérifier que la demande n’est pas prescrite (A). Le marchand professionnel exerce souvent, comme dans le cas d’espèce, son activité dans le cadre d’une société. Dès lors, la responsabilité est souvent cantonnée à celle de la société et rechercher celle de l’un de ses représentants doit répondre à des critères restrictifs (B).
A – La prescription
Dans cet arrêt, un particulier a fait l’acquisition en novembre 1996, auprès d’une galerie d’art, d’un bronze pour une valeur de 195.000 dollars qui avait fait l’objet d’un certificat d’authenticité en mars 1996. Il s’est avéré que l’œuvre est en réalité une contrefaçon et la victime engage une action en responsabilité en octobre 2015 contre le directeur de la galerie ainsi que l’expert.
Selon l’article 2224 du Code civil, “Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer”. Cet article, bien que source d’une certaine insécurité juridique, car il est en effet plus simple de fixer le point de départ de la prescription à une date fixe ayant pour point d’encrage un évènement non discutable, permet une appréciation in concreto, en conséquence plus adapté aux faits de la cause.
En l’espèce, l’assignation a eu lieu plus de 19 ans après l’acquisition de l’œuvre. La Cour d’appel de Paris a cependant retenu, comme les juges de première instance, qu’aux vues des faits, l’acquéreur du bronze litigieux n’a pu avoir un doute sur son authenticité qu’au moment ou un comité lui a affirmé que l’œuvre est une contrefaçon en septembre 2012. Dès lors, le point de départ de la prescription devait être fixé à cette date :
“Le dommage tiré du défaut d’authenticité de l’œuvre litigieuse n’ayant pu être révélé à M. [I] antérieurement à l’avis du Comité [Y] du 12 septembre 2012 ayant qualifié cette œuvre de contrefaçon, c’est à bon droit que les premiers juges ont retenu que l’action en responsabilité délictuelle engagée contre M. [H] le 13 octobre 2015 n’était pas prescrite.”
Dans cette affaire, il convient souligner qu’il n’y avait pas de doute sérieux quant à l’authenticité de l’œuvre avant l’avis du comité. Dans la cas inverse, notamment lorsque l’œuvre est refusée à la vente par des opérateurs de ventes, les jugent peuvent fixer la date à la date du premier refus[2] Bien qu’il s’agisse de l’ancien régime de prescription, cet arrêt est transposable car l’article 1304 ancien du Code civil prévoyait que la prescription commençait à courir à compter du jour de la découverte de l’erreur ou du dol.
B – Sur la responsabilité délictuelle du directeur de la galerie
L’acquéreur de l’œuvre litigieuse s’est notamment retourné contre le directeur de la galerie d’art. Il est courant, pour des raisons pouvant toucher à la solvabilité, d’attaquer la personne morale (ici la galerie d’art) ainsi que la personne l’ayant représentée (ici le directeur de la galerie). Il s’agit cependant de ne pas confondre les régimes de responsabilité. Si la responsabilité du vendeur, personne morale, semble constituée du seul fait d’avoir vendu une contrefaçon, la responsabilité personnelle de son représentant nécessite qu’il soit apporté la preuve d’une manœuvre ou d’une faute de sa part détachable de ses fonctions.
Cette responsabilité est prévue par l’article L 225-251 du Code de commerce :
“Selon l’article L. 225-251 du Code de commerce, ‘Les administrateurs et le directeur général sont responsables, individuellement ou solidairement selon le cas, envers la société ou envers les tiers, soit des infractions aux dispositions législatives ou règlementaires applicables aux sociétés anonymes, soit des violations des statuts, soit des fautes commises dans leur gestion (…)’.”
En l’espèce, les juges ont considéré qu’une telle faute n’a pas été établie compte tenue du certificat d’authenticité établi en mars 1996 par un expert agréé par l’Union française des experts, et qu’aucun élément à sa connaissance ne permettait de remettre en cause.
L’acquéreur avait souligné l’implication personnelle du directeur de la galerie pour tenter de retenir sa responsabilité. Il convient de rappeler qu’en la matière, le juges vont apprécier de façon assez large l’intérêt social de la société pour justifier les interventions de ses dirigeants en son nom. Dans un arrêt du 3 décembre 2015[3], la Cour d’appel de Versailles a censuré la décision des juges du fond qui avaient retenu la responsabilité d’un directeur de galerie qui avait notamment dîné avec un futur acquéreur d’une œuvre contrefaite. Pour la Cour d’appel “il est incontestable que les relations nécessairement privilégiées qui s’instaurent entre une galerie d’art et sa clientèle nécessitent l’implication personnelle forte de ceux qui l’animent, (…), cette implication participe de la réalisation de l’objet social et n’est en rien séparable des fonctions “. Bien entendu, et conformément à l’article L 225-251 du Code de commerce, même si ces interventions sont réalisées dans l’intérêt de la personne morale, le dirigeant engagera sa responsabilité personnelle en cas d’infraction.
II – La responsabilité de l’expert
Dans cette affaire, l’expert mis en cause avait réalisé un certificat d’authenticité sur l’œuvre contrefaite. Pour déterminer sa responsabilité, les juges vont appliquer le droit commun de la responsabilité civile qui nécessite une faute, un lien de causalité (A), ainsi qu’un préjudice (B).
A – La faute et le lien de causalité
La cour d’appel rappelle que : “L’expert qui affirme l’authenticité d’une œuvre d’art sans assortir son avis de réserves engage sa responsabilité sur cette seule affirmation à l’égard de l’acquéreur.” Il s’agit d’une jurisprudence constante en la matière[4]. Cette solution s’apparente à une responsabilité “quasiment” sans faute. Par exemple, dans un arrêt de la Cour de cassation du 3 avril 2007[5] alors que les experts judiciaires avaient conclu qu’au regard des connaissances de l’époque, il était tout à fait concevable de conclure à l’authenticité, les juges ont retenu la responsabilité du commissaire-priseur et de l’expert.
Cette responsabilité “sans faute” semble cependant atténuée par une approche plus traditionnelle de la faute. Dans un arrêt de la 1ère chambre civile du 10 juillet 2013[6], le tribunal n’a pas retenu la faute du commissaire-priseur car “des analyses techniques ont été nécessaires pour établir que la gouache litigieuse n’était pas de la main de l’artiste”. Il faut toutefois noter qu’en l’espèce nous étions alors dans le cadre d’une responsabilité contractuelle.
Dans notre affaire, les juges reprochent à l’expert de ne pas avoir indiqué avec quel plâtre il a comparé le bronze litigieux et l’expertise pour les besoins de l’affaire en a conclu à un surmoulage. Pour les juges, il existe ainsi un doute réel et sérieux sur l’authenticité de l’œuvre, doute qui ne permettait pas à l’expert d’affirmer l’authenticité de l’œuvre sans caractériser une faute.
En pratique, les juges vont apprécier différemment la faute des experts en fonction des circonstances, à savoir si l’expertise est réalisée dans le cadre d’une vente ou non.
La Cour d’appel de Versailles a ainsi jugé qu‘”il ne peut être mis à la charge de l’auteur d’un catalogue raisonné qui exprime une opinion en dehors d’une transaction déterminée, une responsabilité équivalente à celle d’un expert consulté dans le cadre d’une vente”[7]
En l’espèce, l’expert avait réalisé son certificat sans émettre de réserves, mais ce dernier ne pouvait ignorer que ce certificat était réalisé dans le cadre d’une vente future et potentielle. Dès lors, les juges vont apprécier sa responsabilité, bien que tiers à la vente, comme s’il avait “participé à cette vente” et retenir le même régime de responsabilité. La simple erreur et l’absence de réserves sur l’attribution suffit à engager sa responsabilité. Dans le cas, contraire, si l’expert était intervenu en dehors du cadre d’une vente (comme dans l’affaire précité), sa faute aurait dû être prouvée.
B – Le préjudice indemnisable
La Cour d’appel reconnaît qu’il y a une faute et un lien de causalité entre celle-ci et un éventuel préjudice. Cependant, c’est le manque du troisième critère cumulatif de la responsabilité délictuelle qui a empêché un véritable dédommagement en faveur de l’acquéreur.
Pour la Cour, “La restitution du prix de vente d’une œuvre se révélant être une contrefaçon n’ayant pas de caractère indemnitaire, l’expert, qui n’est pas le vendeur, ne peut être tenu au paiement du prix de vente du bronze litigieux à titre de dommages et intérêts”.
La demande de l’acheteur, à savoir “la contrevaleur d’achat de l’œuvre litigieuse, qui constitue une demande de paiement du prix du bronze litigieux à titre de dommages et intérêts, est donc mal fondée.”
Cette solution est constante, la restitution du prix, qui correspond à une annulation de la vente, n’a pas de caractère indemnitaire[8]
Les juges vont également écarter la perte de chance invoquée par l’acquéreur, car la faute de l’expert n’a pas eu d’incidence sur la possibilité pour ledit acquéreur d’acheter une œuvre authentique.
La Cour d’appel tire cependant les conclusions de son analyse et, en retenant la faute de l’expert, elle va le condamner aux dépenses de première instance, dont les frais d’expertise ainsi qu’une indemnité de 10.000 € sur le fondement de l’article 700.
Dans ce type d’affaire, il est souvent plus intéressant de poursuivre le vendeur, en l’espèce la société d’art, qui engage sa responsabilité contractuelle, sauf dans des cas particulier, tels que la faillite de cette dernière.
Cet article est rédigé par Me Matthieu SELLIES
Avocat associé
[1] CA Paris, pôle 4, ch. 13, 23 janv. 2024, RG no 20/18439
[2] Voir en ce sens l’arrêt de la CA de PARIS du 10 janvier 2023 N° RG 20/15324.
[3] CA de Versailles du 3 décembre 2015 N°RG 13/06134.
[4] Voir en ce sens Civ 1er, 7 novembre 1995 n°93-11.418
[5] Civ 1er, 3 avril 2007 N° RG 05-12.238
[6] CiV. 1er, 10 juillet 2013, n°12-23.773
[7] CA de Versailles, 3 décembre 2015, 13/06134
[8] voir en ce sens Cass 1er civ, 25 Nov 1997, n°96-10207
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